Faut-il sévir contre les élèves qui insultent leurs professeurs ? Interdire la prostitution et la pornographie à la télévision ? Le fait que ces questions soient à l’ordre du jour montre que le vent a tourné. Notre société semble vouloir revenir aux valeurs que Mai 68 avait cru pouvoir balayer d’un slogan : “Il est interdit d’interdire“. Assistons-nous à une réaction salutaire aux dérives de la morale ou vivons-nous un accès de fièvre réactionnaire ?
Psychologies – Propos recueillis par Hélène Mathieu et Jean-Louis Servan-Schreiber
Psychologies : Souvent les enseignants se sentent traqués par leurs élèves. Or, c’est à eux, en priorité, que l’on demande de transmettre les valeurs de travail et de civisme. Faut-il mettre en place un “délit d’outrage à enseignants” pour leur montrer qu’ils sont à nouveau respectés par le corps social, les familles et leurs élèves ?
Alain Finkielkraut : Il faut savoir que ceux qui, à l’école ou hors de l’école, se livrent à des actes dits publiquement “d’incivilité” ont parfaitement intériorisé le discours des causes : ils se défaussent savamment de leurs responsabilités, ils vous disent tout de suite qu’ils sont ainsi du fait de la précarité, de l’exclusion, du chômage. Ils sont les sociologues d’eux-mêmes. Ce qui arrive aux enseignants dans un certain nombre de classes, arrive aussi aux arbitres sur les terrains de football. Qu’est ce que vous allez faire si des adolescents se vengent sur l’arbitre, lorsqu’ils sont mécontents de la décision ? Vous allez traiter les causes ? Non, vous allez les punir pour ne pas avoir respecté les règles minimales de la vie en société. Je ne considère pas que cette punition de délit d’outrage à enseignants soit une solution, mais je pense qu’il est légitime, dans l’état actuel des choses, de porter secours à des enseignants exposés à des violences inouïes.
Face à la pédophilie de certains éducateurs laïques ou religieux, les parents s’angoissent et le corps social s’indigne. Certains veulent en faire un crime à part qui justifierait, par exemple comme en Grande-Bretagne, de rendre publique la liste des pédophiles condamnés ou chez nous de censurer des ouvrages comme “Rose bonbon”, de Nicolas Jones-Gorlin. Faut-il aller jusque-là ou considérer que l’arsenal législatif est suffisant ?
“Lorsqu’un homme est condamné à mort à l’unanimité, il faut immédiatement le relâcher“, disait le Talmud. Les phénomènes d’unanimisme social doivent être accueillis avec méfiance. Aujourd’hui, comme hier. Il y a eu une époque – celle des années 70 – où le désir de tous était absolument légitimé et où l’on aurait eu honte de trouver à redire aux attitudes pédophiles. Et, quelques années plus tard, la même opinion fait du pédophile le criminel absolu. La sévérité vaudrait mieux que la complaisance, si elle n’était aussi grégaire et réfractaire aux distinctions. Imaginons que “Lolita” de Nabokov soit publié maintenant : il aurait les mêmes ennuis que l’auteur de Rose bonbon, et son éditeur sans la moindre hésitation retirerait le livre de la vente. Il faut aussi savoir que des gens aujourd’hui se suicident, parce qu’ils sont accusés de pédophilie. C’est parce que la violence sur les enfants est insupportable qu’il faut redoubler de scrupules et distinguer entre les comportements. Ce qui nous a manqué au XXe siècle, et ce qui nous manque toujours, c’est cette sagesse pratique, ce discernement, ce que les Grecs appelaient “la prudence“.
Plusieurs lois ou propositions récentes des deux majorités qui se sont succédé vont vers une répression, un encadrement ou une pénalisation accrus de la prostitution. Sont-elles dans l’intérêt des femmes ou de la moralisation de la société ? Portent-elles atteintes aux libertés individuelles ?
Il y a des propositions qui vont non seulement vers la pénalisation, mais aussi vers l’interdiction pure et simple de la prostitution. Bernard Tapie la réclame : moins vertueux que lui, je demanderai encore une fois que l’on sache faire la différence entre les femmes albanaises réduites en esclavage et les femmes qui préfèrent se prostituer plutôt que d’être caissière de supermarché. Kant parlait du “bois tordu dont est faite l’humanité“. Il ne nous revient pas de redresser ce bois tordu.
Le CSA propose l’interdiction de tous les films X à la télévision. Est-ce justifié, compte tenu de l’impossibilité de contrôler l‘âge de ceux qui vont les visionner ? Le risque que les cassettes hard servent d’éducation sexuelle à beaucoup de jeunes justifie-t-il les inquiétudes actuelles et des mesures nouvelles que certains assimilent à une censure ?
Censurer la pornographie à la télévision, ce n’est pas retomber dans l’ordre moral, c’est combattre l’accablante préemption de l’image sur l’apprentissage et sur l’imagination. Des enfants sont confrontés à des images crues, précises, détaillées de la sexualité avant d’avoir eu tout rapport sexuel. Etant donné le caractère particulier de ce média – la télévision s’adresse à tous, c’est un meuble familial – il faut prendre vis-à-vis de lui un certain nombre de protections particulières. J’ajoute qu’il y a un lien évident, et il faut être presque amoureux du désastre pour ne pas le voir, entre les violences sexuelles qui se répandent aujourd’hui et la sexualité immédiate de la pornographie. Les tournantes, c’est l’utopie pornographique d’une disponibilité des corps, prise au mot.
L’adoption d’enfants par des couples de même sexe est réclamée par des associations de défense des droits des homosexuels. La plupart des psys et des associations familiales sont réservés sur les résultats éducatifs d’une telle situation pour les enfants concernés. Y voyez-vous un conflit entre les droits des enfants et les droits des homosexuels ? Lesquels doivent primer ?
Je crois qu’il ne nous appartient pas, en dépit de la possibilité que la technique nous ouvre, de construire une nouvelle humanité. Par conséquent, je ne suis pas favorable à l’adoption des enfants par les couples homosexuels. Imaginons qu’elle se fasse, ces enfants n’auraient pas les mêmes repères, ils ne se reconnaîtraient pas, notamment dans la culture dominante. Et très vite d’autres revendications succéderaient à celle-là, comme de devoir écrire de nouveaux contes pour enfants, parce qu’ils seraient exclus de la culture. Il faudra donc modifier notre culture et notre passé précisément pour les intégrer. A peine libérés des illusions totalitaires, nous voici engagés dans la dynamique irresponsable de construction d’un homme nouveau.
Au nom de la liberté de la science d’explorer toutes ses frontières, certains scientifiques affirment que, tôt ou tard, le clonage humain se fera et que l’on n’arrête pas le progrès. D’autres, comme Axel Khan, n’hésitent pas à dire que ce serait un crime d’interférer avec le destin d’êtres pensants et doués d’une sensibilité autonome. Peut-il y avoir un juste milieu dans de tels débats ?
Ce ne sont pas toujours des gens ignorants qui réclament l’interdiction du clonage, ce sont souvent de grands généticiens comme Axel Kahn ou Jacques Testart. Ils s’inquiètent de voir transférer aux individus un pouvoir qui pouvait relever autrefois, sous les régimes totalitaires, de l’Etat. Je partage leur inquiétude. La liberté des hommes se retourne contre leur humanité et il faut tenter, si c’est possible, de fixer des limites. Ce que réclame Axel Kahn, c’est le droit pour chaque individu d’être une énigme à ses propres yeux. Et l’on ne peut pas se consoler en se disant que le “cloné” ne ressemblera pas au “cloneur”. S’il est vrai qu’il lui ressemblera physiquement trait pour trait, c’est déjà une situation tout à fait inquiétante qui consiste à se voir exactement dans le visage de celui qui est à la fois son jumeau et son géniteur. Pouvons-nous préserver notre humanité de l’exercice de notre liberté ? Nous voici donc peut-être en proie à une liberté destinale, parce que nous ne pouvons rien faire contre elle. Je reste sur cette remarque suspensive et inquiète.
Pour conclure ?
Je rejoindrai Michel Onfray au moins sur le mot “prévenance”. Mais, là où peut-être nous divergeons, c’est que je crois que les individus ne sont pas innocents et je ne crois pas le pouvoir toujours coupable. L’innocence est à conquérir. Cela me rappelle une phrase de Levinas, admirable dans sa simplicité : “Ma liberté n’a pas le dernier mot, je ne suis pas seul.“