“Si j’étais de droite, je le dirais.”

Finkielkraut, Le Monde

Le Monde, 16 Janvier 2016, Propos recueillis par Nicolas Truon.

Ecrivain et philosophe, Alain Finkielkraut est l’auteur chez Stock de L’Identité malheureuse (2013) et de La Seule Exactitude (2015) et anime depuis trente ans l’émission hebdomadaire « Répliques » sur France Culture. Il revient sur le reproche qu’on lui fait d’être un néoréactionnaire et sur le climat intellectuel qui règne en France depuis les tueries du 13 novembre 2015.

Vous reconnaissez-vous dans la catégorie des néoréactionnaires ?

Je suis régulièrement traité de réactionnaire, je suis sur toutes les listes noires qui apparaissent périodiquement, tels des marronniers, dans la presse, depuis Le Rappel à l’ordre de Daniel Lindenberg. Si j’étais de droite, je le dirais. Mais je pense que ce clivage a perdu toute pertinence et je me reconnais davantage dans cette phrase d’Albert Camus : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » Et bien je voudrais empêcher, par exemple, que l’école se défasse. Or tous les partis ont une responsabilité dans cette déliquescence. Il faudrait donc redéfinir les catégories politiques. Je précise que je n’aurais aucune honte à me dire de droite, mais la droite et la gauche épousent le même mouvement de l’extension illimitée des droits dans lequel je ne me reconnais pas.
Dans la postface inédite du « Rappel à l’ordre », Daniel Lindenberg explique que la dynamique qu’il avait décrite en 2002 s’est considérablement confortée et parle même d’une « révolution conservatrice » qui est à l’œuvre en France. Partagez-vous ce constat ?

La révolution conservatrice est le mouvement d’idées dans lequel le nazisme a pris son essor. Pour les faiseurs de listes noires, le ventre d’où est sortie la bête immonde est encore fécond. La preuve : moi. Eh bien non, figurez-vous, je ne partage pas ce constat. Ce que je constate, avec une grande tristesse, ce sont les dégâts intellectuels et moraux du raisonnement par analogie. Du haut de leur mémoire, les lanceurs d’alerte idéologiques nous disent, sentencieusement, que l’islamophobie joue, pour le nouveau racisme, le rôle qui fut jadis celui de l’antisémitisme. Selon eux, le portrait de l’arabo-musulman brossé par la xénophobie contemporaine ressemble trait pour trait à celui du juif construit par l’extrême droite au début du XXe siècle. Mais il y a un hic : les juifs religieux n’osent plus porter la kippa à Marseille et dans tous les quartiers de France à forte population musulmane. Cet antisémitisme non programmé enrage les lanceurs d’alerte. Trahis par les faits, ils se retournent contre ceux qui les rapportent. Plutôt que de penser à nouveau frais, ils redoublent de haine envers les messagers de la mauvaise nouvelle. Le réel ne donnant aucun signe de vouloir rentrer au bercail aménagé pour lui par l’antifascisme et la critique de la domination, le jeu de massacre va continuer.

De Joseph de Maistre à Cioran, le courant réactionnaire est composé de grandes œuvres littéraires. Après tout, pourquoi refuser l’étiquette ?

Le réactionnaire a la nostalgie de l’Ancien Régime. Moi, la démocratie me va très bien. Je cherche seulement à penser le présent selon ses propres termes. Je le dépouille ainsi des oripeaux dont le revêt la soi-disant vigilance et je suis traité de néoréac parce que je dis : « Le roi est nu ».

Des tueries du 13 novembre aux agressions sexuelles de Cologne, considérez-vous que les faits vous ont donné raison ?

Pourquoi, à l’heure de la transparence et de la surinformation, la police et la presse allemandes ont-elles dans un premier temps voulu passer sous silence les événements de la Saint-Sylvestre à Cologne ? Pourquoi les autorités suédoises ont-elles caché les agressions sexuelles commises par des migrants lors du grand festival de musique de Stockholm en 2014 et en 2015 ? Pour ne pas écorner l’image de l’Autre et pour ne pas faire le jeu des populistes. On a voulu, dans les deux cas, empêcher par le déni de la réalité le retour des vieux démons. Il est vrai que, lorsque les premières vagues de réfugiés sont arrivées en Europe, les Allemands ont cru que l’occasion leur était offerte d’effacer enfin la tache. L’Allemagne hitlérienne faisait l’apologie de la force vitale, l’Allemagne merkélienne prendrait sans faiblir le parti des faibles. L’Allemagne hitlérienne incarnait la haine de l’Autre et suscitait l’horreur du monde, l’Allemagne merkélienne serait le bon Samaritain et susciterait l’admiration du monde. Quelle ivresse ! Et voici que les Allemands se réveillent avec une terrible gueule de bois.

Les hommes ne sont pas des coquilles vides ou des voyageurs sans bagages. Les migrants ne se réduisent pas à leur dénuement. Comme le dit très justement Jean-Louis Bourlanges – qui ne figure pas, mais c’est partie remise, dans la liste Lindenberg –, « Cologne nous fait découvrir le choc des civilisations au quotidien ». Un grand nombre de nouveaux venus n’ont pas la moindre intention de se plier aux mœurs et aux exigences de nos sociétés en matière de droits fondamentaux.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le poète polonais Czeslaw Milosz écrivait : « Le XXe siècle, pris de panique devant les sottises des nationalistes et des racistes, s’efforce de combler les abîmes du temps avec des statistiques de production et quelques noms de systèmes politico-économiques ; il renonce à étudier davantage la trame mystérieuse du devenir où aucun fil ne devrait être omis. » Nous devons tirer du XXe siècle la leçon que toute généralisation est criminelle et nous devons aussi et impérativement renouer le fil pour comprendre ce qui survient.

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